Lors de l’Air Ops Europe 2017 à Cannes, Brandon Mitchener, le CEO (Chief Executive Officer) de l’EBAA, European Business Aviation Association – l’association européenne de l’aviation d’affaires, nous a accordé une interview en exclusivité. Nous avons voulu savoir, quelle était sa vision de l’aviation d’affaires en 2050, au delà des considérations et perspectives à court terme. Voici ses réponses à nos questions (traduit librement de l’anglais) :
Bonjour Mr Mitchener, nous venons d’assister à l’intervention sur l’état des lieux et des perspectives à court terme de l’aviation d’affaires. Est-ce que vous avez une vision de ce que pourrait être la situation en 2050 ?
B. M. : Je répondrai moins en termes de chiffres qu’en termes de technologies. Hier, nous avons eu une discussion interne très intéressante concernant la nature de l’aviation d’affaires. Il n’y a pas une définition standard de l’aviation d’affaires, l’IBAC [International Business Aviation Council, ndlr] en a une, la Commission Européenne en a une, la NBAA [National Business Aviation Association, ndlr] en a une, et nous, l’EBAA, en avons une. Ce qui nous importe dépasse la taille et le type d’avion en soi, ce qui nous intéresse c’est le progrès en matière de vol. Nous pensons que la demande pour l’aviation d’affaires va augmenter, mais la façon dont cela va se produire passe probablement par des technologies différentes. Prenons l’exemple du décollage et de l’atterrissage vertical. Parmi nos membres, il y a des constructeurs d’hélicoptères, notre plus important membre a récemment investi dans les hélicoptères. Si on veut donner une idée et une image réalistes de l’aviation d’affaires, il faut également inclure ces moyens de transport et ces nouvelles façons de voler, et non pas considérer uniquement les avions standard et les jets long courrier, qui continueront à avoir leur place dans le futur. Les moyens de transport comme l’hélicoptère permettent de vous emmener de manière sure et confortable directement depuis l’aéroport vers le bâtiment où se déroule votre réunion.
… et au niveau international ?
B. M. : Globalement, le marché de l’aviation d’affaires va augmenter. Les principales destinations des vols long courrier se trouvent actuellement en Asie Centrale et en Amérique du Nord, mais pour l’avenir, n’oublions pas l’Afrique. En 2050, la population du Nigéria dépassera peut-être celle des Etats-Unis actuels. Quelques pays de ce continent affichent des taux de croissance importants, et le monde pourrait être très différent de ce qu’il est aujourd’hui.
Mais au-delà des vols long courrier, qui vont toujours exister, nous aurons de nouvelles façons de voler qui vont contribuer à développer l’aviation d’affaires. En Europe, on est un peu à la traîne par rapport à d’autre pays comme les États-Unis ou le Brésil. Là bas, de nombreuses personnes rejoignent leur lieu de travail par hélicoptère. A Sao Paolo, par exemple, il y a plus de 100 hélicoptères par jour qui volent vers le centre-ville, puisque les moyens de transport terrestres sont sursaturés. Avec la tendance actuelle vers des Méga-cités et un trafic routier qui se dégrade, ce moyen de transport aérien est à même de se développer rapidement dans le futur, en Europe comme dans le monde entier.
Quels sont les défis en matière de régulation du trafic et de pilotage ?
B. M. : La semaine dernière, je me suis entretenu avec des responsables d’Eurocontrol [Organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne, ndlr]. Nous allons définitivement vers un système performant d’automatisation du trafic aérien. Les nouvelles technologies en matière d’aviation permettront plus de précision dans la planification des vols, des trajectoires et aussi de répondre à tout ce qui se passe dans le ciel. Pour cela, il faut disposer de plus de « big data » et de systèmes informatiques puissants pour analyser les différentes situations en vol : les risques potentiels liés au vent, les mouvements verticaux de l’avion… Ces systèmes devraient également permettre de changer les trajectoires des avions d’affaires afin de les maintenir dans un espace plus sécurisé, et le tout sans intervention humaine. Les technologies existent déjà, mais nous ne les avons pas encore rassemblées. Il est important de réunir l’ensemble des différentes informations dans une base de données unique. Nous pourrons alors avoir un échange automatisé entre le sol et les nombreux avions en vol, via des canaux de communication.
Côté pilotage, je crois qu’il y a beaucoup de pilotes qui ne renonceront jamais à piloter eux-mêmes, mais je suis également convaincu que nous aurons des aéronefs d’affaires sans pilote, au moins pour certains types de vol. Si on arrive à démocratiser l’aviation d’affaires et à développer l’aspect « taxis de l’air » pour un nombre beaucoup plus grand d’utilisateurs, les vols sans pilote pourront se développer. La production sera assurée par les avionneurs et les fabricants de systèmes avioniques. Le pilote automatique est déjà en mesure de faire décoller, voler et atterrir un avion sans intervention humaine. Mais la réglementation ne le permet pas et les pilotes ne le souhaitent pas. Mais si la réglementation le permet, beaucoup de gens accepteront.
Est-ce que d’autres moyens de transport ou d’autres technologies, par exemple numériques pourront avoir une influence sur l’aviation d’affaire ?
B. M. : Actuellement, plusieurs projets sont en cours. Prenez par exemple la « voiture volante » d’Airbus [la « Pop Up », ndlr]. Le fait que des compagnies comme Airbus investissent dans cette technologie montre que cela ne leur paraît pas être une idée absurde, même si ce n’est pas encore un marché…
D’autres moyens de transports du futur comme « l’hyperloop » seront probablement réservés à des trajets très spécifiques. Ce que j’ai entendu dire par des experts lors de la conférence sur l’avenir du transport cet été à Cologne [Future of Transportation World Conference 2017, ndlr], c’est que les infrastructures à mettre en place pour construire ces systèmes ont un caractère prohibitif.
Même pour des lignes de chemin de fer régulières ou la construction de routes il faut tenir compte des réticences de la population, personne ne veut une extension des liaisons routières ou des services ferroviaires. Il faut compter entre 10 et 20 ans de planification rien que pour créer l’espace nécessaire. A contrario, le ciel est potentiellement illimité. Pour aller d’un point A à un point B on peut aller tout droit, ou comme ci ou comme ça, on peut modifier l’altitude, le ciel est libre. Donc, tant qu’on peut assurer la sécurité dans un contexte de développement durable, le ciel reste une alternative plus économique que des constructions.
Concernant les technologies de communication, j’en utilise beaucoup professionnellement comme Cisco, Intel, mais rien ne remplace le face à face. Si on n’a pas le choix ou si on connaît déjà ses interlocuteurs, ça passe encore, mais cela ne peut pas se substituer aux contacts directs pour échanger, par exemple lors d’une pause café, d’un dîner. Mais les technologies ont un impact sur la façon de faire des affaires, dans la mesure où on peut maintenant continuer des conversations depuis l’avion. C’est récent, cette option coûtait très chère il y a encore un an. Maintenant, on a l’Internet haut débit à bord.
Quels seront les changements pour les passagers ?
B. M. : Je crois que la principale attente restent la même, à savoir voler en toute sécurité. Et cela, peu importe si vous volez dans un avion avec ou sans pilote, à partir du moment où le système de gestion du trafic aérien assure cette sécurité. Et je ne suis pas le seul à le croire. Dubaï envisage un service d’aéronefs pour vous transporter jusqu’en ville depuis l’aéroport. On verra ce que les gens feront, s’ils utilisent ce service. J’ai entendu parler de la technologie qui sera utilisée, le Volocopter, d’une compagnie allemande. Il a 18 rotors, chacun d’eux a son propre moteur électrique et sa propre batterie. A partir du moment où la sécurité et la fiabilité sont assurées, pourquoi ne serait-il pas utilisé ?
Ce qui sera important dans le futur, c’est d’avoir des accès, l’accès à l’espace aérien et l’accès aux aéroports. Une des préoccupations de l’EBAA est d’augmenter l’accès aux aéroports, pour qu’il y ait plus de gens qui volent et plus d’avions dans le ciel.
Ce que nous avons entendu lors de la session « State of the Industry » c’est qu’à long terme, il y a une tendance significative vers le charter et des systèmes basés sur des adhésions, au détriment de l’acquisition d’un avion privé. On achète un service, on vole vers sa destination, puis l’avion prend une autre destination pour transporter quelqu’un d’autre, et si vous voulez revenir ou aller à un autre endroit vous prenez un autre avion, imaginez un système de taxis aériens. Et les technologies facilitent cela, maintenant. Actuellement, nous avons différentes interfaces utilisées par les opérateurs, par les courtiers de charter, mais la tendance va vers des technologies et interfaces standard. Cela permettra à chacun de réserver une place sur demande dans un jet d’affaires, depuis son Smartphone. Quelques opérateurs proposent déjà cette option, ce n’est pas encore aussi répandu que « Uber » par exemple, mais c’est une question de temps.
Jusqu’à présent, l’aviation d’affaire consistait surtout à acquérir ou à louer l’avion entier. Je crois que l’unique raison qui empêchait de réserver simplement un siège et d’utiliser l’avion comme un taxi était l’absence de la technologie appropriée. Personne ne savait quel avion était disponible à quel endroit, combien le vol coutait, mais tout cela va devenir de plus en plus transparent, avec le progrès en matière d’interconnexion des données et des bases de données. L’espace dédié au « Connected World of Aviation » [compagnies spécialisées dans la technologie d’aviation présentes à Air Ops Europe, ndlr] témoigne de ces préoccupations. C’est une question de temps, avant que le plane-sharing ne devienne possible. On devrait être capable de voir qu’il y a un vol de Londres à Nice ou de Munich à Prague, peu importe, et de se dire, « ok, il y a une possibilité de vol et je peux louer l’avion entier ou juste réserver une place ». Mais les frontières entre l’aviation d’affaires et l’aviation commerciale commencent à bouger. Les prix pour un vol en avion d’affaires devraient baisser. A présent, les prix sont encore élevés parce que généralement on loue l’avion entier et du fait que 2 pilotes se trouvent à bord. Si on peut se contenter d’un seul pilote ou du pilotage automatique et acheter ou louer une seule place et non pas l’avion entier, le prix du voyage devrait baisser.
Et en conclusion ?
B. M. : Je crois que le point principal sur lequel je voudrais insister c’est que l’aviation d’affaires englobe un domaine bien plus large que beaucoup de gens ne lui attribuent. Ce ne sont pas uniquement des jets moyen ou long courrier mais aussi des services de transport de passagers via hélicoptère. Et ce deuxième segment est probablement celui qui va croitre plus rapidement que l’aviation d’affaires long courrier. Plus que jamais il y aura de nombreux court ou moyens vol en hélicoptère équipé de nouvelles technologies.
Merci pour cette interview, Mr Mitchener.
Reinhard Finke, Cannes, Septembre 2017